Homélie du 18e dimanche après la Pentecôte (22 septembre 2024)
Lecture thomiste de l’épître (1 Co 1, 4-8)
Saint Paul commence par rendre grâces pour les biens que les Corinthiens avaient déjà reçus de Dieu, avant de corriger leurs défauts car humainement, il est plus facile d’écouter des reproches (v. 10, après notre extrait) lorsqu’on reconnaît aussi les bons côtés d’une personne.
- Rendons grâce pour les bienfaits de Dieu
L’apôtre reprend l’expression hébraïsante : « mon Dieu et votre Dieu ». Cette appropriation peut étonner mais ne devrait pas nous choquer. Combien n’ont qu’un rapport impersonnel à Dieu ? Le plaçant tellement haut dans sa transcendance, son inaccessible lumière ils n’ont pas d’intimité avec lui. Certes Dieu, créateur de l’univers visible et invisible, gouvernant avec sagesse par sa Providence, est le Dieu de tous, mais pas indistinctement. Chacun devrait développer une forme d’amitié très personnelle, qui lui soit propre, avec celui qui l’aime par-dessus tout. « Vous êtes mon Dieu et je vous rends grâces » (Ps 117, 28). Toute âme juste par la foi et la dévotion peut dire de même. Son action de grâce est continuelle car sa charité est continuellement dans son cœur : « Le véritable ami aime en tout temps » (Pr 17, 17).
Mais l’action de grâces est aussi l’un des aspects fondamentaux du culte liturgique. La messe ou Eucharistie ne signifie rien d’autre (‘efkaristo’ ou merci en grec moderne). De même l’office divin, huit fois le jour et la nuit, s’articule autour d’une grande heure matinale appelée ‘laudes’ ou louanges de Dieu. Toujours la tactique du démon prépare notre chute en ne voyant Dieu que sous un angle particulier, faussé, biaisé : celui du père fouettard, qui nous interdit telle chose. Or l’interdit devrait nourrir la relation entre deux personnes par la parole (inter dictum), ici celle d’une créature, Adam, avec son Créateur, Dieu le Père, qui se laisse approcher car ce n’est pas Dieu qui se cache au jardin d’Éden mais l’homme après la chute (Gn 3, 8) : « quand j’ai parlé, je ne me cachais pas quelque part dans l’obscurité de la terre ; je n’ai pas dit aux descendants de Jacob : Cherchez-moi dans le vide ! » (Is 45, 19). Alors que Dieu avait dit : « Tu peux manger les fruits de tous les arbres du jardin » (Gn 2, 16), le serpent mentit : « Alors, Dieu vous a vraiment dit : ‘Vous ne mangerez d’aucun arbre du jardin’ ? » (Gn 3, 1). Si Ève rétablit bien la vérité en précisant le don initial avec juste une exception, la ruse du serpent avait déjà gagné. Il avait perverti la générosité divine en arbitraire, le bienfaiteur en accapareur : après tout, pourquoi pas de cet arbre-là aussi (de la connaissance du bien et du mal) ? Pourquoi une limite ? Pourtant la limite est aimable puisque Dieu veut nous diviniser mais il ne faut pas prendre, le laisser faire à sa manière, qui passe par la croix.
- La vie éternelle, trésor de Dieu à nous partager
Saint Paul, aimant en vérité, se réjouissait de ce que les autres avaient reçu, sans jalouser, d’autant que lui avait été l’instrument divin de leur salut. « Rien ne me donne plus de joie que d’apprendre que mes enfants marchent dans la vérité » (3 Jn 4). Les Corinthiens avaient reçu la grâce divine par laquelle ils croyaient : « tous nous avons eu part à sa plénitude, nous avons reçu grâce après grâce » (Jn 1, 16). Dieu n’enlève rien mais enrichit ceux qui s’ouvrent à lui. Il donne avec abondance : « Vous connaissez en effet le don généreux de notre Seigneur Jésus Christ : lui qui est riche, il s’est fait pauvre à cause de vous, pour que vous deveniez riches par sa pauvreté » (2 Co 8, 9). Quelle richesse est-ce ? « celles de la parole et de la connaissance de Dieu » (v. 5). Les paroles désignent soit le don des langues comme la glossolalie des apôtres à la Pentecôte, soit un talent oratoire dans la prédication, qui suppose une bonne connaissance des Écritures et de tout ce qui est nécessaire au salut : il « lui donna la connaissance de réalités saintes » (Sg 10, 10). Cette ‘scientia sanctorum’ évoque aussi bien la ‘science des saints’.
Dans l’unité de l’Église, nous participons tous au même trésor sacré accessible par la communion des saints : puisons-y les mérites acquis par la croix du Christ, la participation à la Rédemption (corédemption) et disponibilité de la Vierge médiatrice de toute grâce. Ainsi le confesseur nous rappelle-t-il après l’absolution : « que la passion de Notre Seigneur Jésus Christ, les mérites de la bienheureuse Vierge Marie et de tous les saints, tout ce que vous ferez de bon [bonnes œuvres] et supporterez de pénible [mortification, sacrifices acceptés] contribue au pardon de vos péchés et augmente en vous la grâce pour que vous viviez avec Dieu ». Les indulgences se fondent aussi sur cette réversibilité des mérites. Chacun profite de tout le bien de l’Église. S. Augustin le rappelle : « Si vous aimez l’unité et si vous ne vous séparez pas d’elle, vous avez tout ce que possèdent les autres : enlevez l’envie, et tout ce qu’a votre frère devient vôtre, car ceux que séparent l’envie et la cupidité, la charité les unit » (Traité sur Jean, 22).
Encore faut-il vivre droitement, conformément à la saine doctrine. La vraie fécondité des saints, au-delà des trahisons et de leur énorme souffrance, vient de leur rectitude vivant comme ils parlent (ex-housia), imitant le Christ, verbo et exemplo et non pas comme les hypocrites pharisiens : « n’agissez pas d’après leurs actes, car ils disent et ne font pas » (Mt 23, 3). Seule le foi donne un roc solide sur laquelle construire sa maison (Mt 7, 24-27) car « celui qui hésite ressemble aux vagues de la mer que le vent agite et soulève » (Jc 1, 6).
Le ‘témoignage de Jésus-Christ’ signifie que le Fils de Dieu est venu accomplir toutes les prophéties : « c’est à Jésus que tous les prophètes rendent ce témoignage » (Ac 10, 43). Lui-même était la vérité et portait son propre témoignage : « oui, moi, je me rends témoignage à moi-même, et pourtant mon témoignage est vrai, car je sais d’où je suis venu, et où je vais » (Jn 8, 14) scellé dans le sang (1 Jn 5, 8). Et saint Paul, ayant fait la rencontre personnelle avec le Christ sur le chemin de Damas, puis ravi au troisième ciel en extase (2 Co 12, 2) rendit témoignage de cela à Jérusalem comme à Rome (Ac 23, 11) et chez les Corinthiens.
« Aucun don de grâce ne vous manque » (v. 7). Les dons de Dieu sont parfaits, mais répartis entre tous les fidèles, de telle sorte que nous ayons besoin les uns des autres (charismes, ministères) pour œuvrer au bien commun. Mais la Providence pourvoit pour que chacun reçoive ce qui lui est nécessaire, sans omission aucune : « saints du Seigneur, adorez-le : rien ne manque à ceux qui le craignent » (Ps 33, 10). Mais la grâce des grâces est avant tout dans l’au-delà, avec la rencontre du face à face divin. Espérons les biens futurs promis à notre mort où nous le verrons dans son humanité : « tes yeux verront le roi dans sa beauté » (Is 33, 17) puis sa divinité (Is 40, 5). Pleinement purifiés ici-bas ou bien au Purgatoire, nous pourrons lui ressembler : « quand cela sera manifesté, nous lui serons semblables car nous le verrons tel qu’il est » (l Jn 3, 2). Telle est notre but : « la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17, 3).
Soyons dès ici-bas bienheureux en espérance : « car le Seigneur est le Dieu juste : heureux tous ceux qui l’attendent ! » (Is 30, 18). Cette espérance n’est pas vaine si nous persévérons : « après que vous aurez souffert un peu de temps, le Dieu de toute grâce (…) vous rétablira lui-même, vous affermira, vous fortifiera, vous rendra inébranlables » (1 P 5, 10). « Celui qui aura persévéré jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé » (Mt 10, 22). Personne n’est sans péché (1 Jn 1, 8), mais qu’il se confesse des péchés mortels (les ‘reproches’ du v. 8) car la mort stabilise la personne dans l’état même où elle se trouvait à sa mort (cf. Qo 11, 3 : « qu’un arbre tombe au nord ou au midi, là où il est tombé, il restera »).