Homélie du 5e dimanche après l’Épiphanie (10 novembre 2024)
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La parabole du bon grain et de l’ivraie (Mt 13, 24-30)
Si la parabole du semeur (v. 1-23) présentait les obstacles intérieurs à l’enseignement divin, Jésus aborde les obstacles venus de l’extérieur, la coexistence avec le mal.
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- L’origine du bien et du mal
- Le bien
Le royaume est dirigé par un roi ayant des sujets, anges ou bienheureux l’adorant ensemble (Mt 22 ,30). Cette parabole est la seconde des trois consacrées au grain. Après le grain semé, voici le grain emporté tandis que la troisième sur le grain multiplié porte sur le trésor enfoui (v. 44-46). Si, dans la parabole du semeur, le grain semé symbolisait la parole de Dieu (Lc 8, 11), il s’agit ici de l’homme (v. 38). Comme le grain est au principe de la dissémination, les hommes bons diffusent la foi car l’Église s’est multipliée à partir des apôtres. Sinon, nous serions voués à la perdition comme le monde dominé par Satan : « Si le Seigneur ne nous avait laissé une semence, nous serions devenus comme Sodome » (Is 1, 9, Vulg.) et : « Il y aura une sainte semence qui subsistera en elle » (Is 6, 13).
Le Christ a semée son Église dans le champ du monde fait bon pour les hommes appelés au bien. Cette Création est donnée en partage à tous car personne n’est exclu a priori par Dieu contrairement à la double prédestination dans l’hérésie calviniste. Mais les choix humains des méchants les écartent du salut : « Votre Père qui est aux cieux fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, Il fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes » (Mt 5, 45). Même si le mal semble nous subjuguer, ne perdons pas de vue la bonté originelle de la Création.
- Le mal
D’où vient le mal ? Les gardiens chargés de surveiller le troupeau (episkopos en grec pour évêque) dormaient, soit par négligence, soit par la mort des semeurs (1 Th 4, 13 : « ceux qui se sont endormis dans la mort ») fragilisant leur évangélisation, prophétisée par saint Paul : « je sais qu’après mon départ, des loups redoutables s’introduiront chez vous » (Ac 20, 29). Du point de vue de Dieu semeur, l’ennemi commun aussi aux humains est le Diable. Non pas dans une approche manichéenne qui l’égalerait à Dieu car les démons furent créés anges bons mais par leur malice libre ils se rebellèrent contre Dieu (Ps 74, 23). Comment peut-on ainsi le haïr ? Pour aimer, il faut d’abord connaître (nihil amatum quod non præcognitum). Or Dieu est connu de deux manières. En lui-même, dans la vision béatifique, il est impossible de ne pas l’aimer comme bien suprême. Mais dans ses effets, il déplaît aux démons d’être punis et de ne pouvoir punir les hommes qu’ils jalousent pour l’amour que Dieu leur porte : « Le Seigneur dit à l’Adversaire : ‘Soit ! le voici en ton pouvoir, mais préserve sa vie’ » (Job 2 ,6).
L’ivraie ressemble beaucoup au blé car le mal aime singer le bien, l’hérésie le vrai. Cette ‘zizania’ symbolise les mauvais, en particulier hérétiques, troisième genre des méchants après les mauvais catholiques ou paille dans la bouche du Baptiste : « il tient dans sa main la pelle à vanner, il va nettoyer son aire à battre le blé, et il amassera son grain dans le grenier ; quant à la paille, il la brûlera au feu qui ne s’éteint pas » (Mt 3, 12) et les schismatiques comparés aux épis. Semés dans le monde, ils présentent l’aspect du bien : « ils veulent passer pour des spécialistes de la Loi, alors qu’ils ne comprennent ni ce qu’ils disent, ni ce dont ils se portent garants » (1 Tm 1, 7). Ils étaient catholiques avant d’être hérétiques. « Il y a dès maintenant beaucoup d’anti-Christs ; nous savons ainsi que c’est la dernière heure. Ils sont sortis de chez nous mais ils n’étaient pas des nôtres » (1 Jn 2, 18-19). Le Diable, jaloux de l’extension de l’Église, a semé un agent de corruption, poussant le cœur des hérétiques à nuire au cœur même de l’Église. Le Diable n’a cure que des hérétiques soient au milieu des païens, qu’il possède tous. Mais il se préoccupe qu’ils soient au milieu du blé du peuple fidèle. « Aucune société n’est si bonne que ne s’y trouve quelque dépravé » (saint Augustin). Si chez les apôtres, se trouva Judas, chez leurs successeurs évêques et collaborateurs prêtres se trouvent des mauvais.
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- L’évolution du bien et du mal
- La manifestation des méchants et le zèle des bons
L’ivraie se révèle non aux semailles mais durant la croissance. Lorsque l’homme est petit, il ne peut discerner, mais lorsqu’il grandit, il produit du fruit et devient spirituel, alors il connaît : « l’homme spirituel discerne toutes choses » (1 Co 2, 15, Vulg.). Les hérétiques cachent au départ leur jeu, prêchant de bonnes choses aux laïcs, puis révèlent leur malice en insinuant des choses mauvaises, volontiers écoutées, à propos des clercs, pour détourner le peuple de l’amour de l’Église : « il entre sournoisement, mais il mordra par derrière comme un serpent » (Pr 23, 31, Vulg.).
Les serviteurs, hommes bons, s’inquiètent d’où vient le mal avant de chercher à l’extirper avant la moisson des anges (v. 39). Ils s’approchent du maître par la foi et s’étonnent car Dieu avait créé le monde bon. Contemplant chaque soir les cinq premiers jours de sa Création, Dieu était satisfait de son œuvre bonne. Au sixième jour, création de l’homme, il passa au degré supérieur : « et Dieu vit tout ce qu’il avait fait ; et voici : cela était très bon » (Gn 1, 31). Les apôtres avaient aussi semé la bonne doctrine. Cette déception fait écho à celle du vigneron, Dieu : « moi pourtant, j’avais fait de toi une vigne de raisin vermeil, tout entière d’un cépage de qualité. Comment t’es-tu changée pour moi en vigne méconnaissable et sauvage ? » (Jr 2, 21). La Création n’est pas en cause mais le second passage, l’intervention du Diable : « Dieu a créé l’homme pour l’incorruptibilité, il a fait de lui une image de sa propre identité. C’est par la jalousie du diable que la mort est entrée dans le monde » (Sag 2, 23-24).
Le zèle des bons serviteurs est touchant. S’ils veulent détruire le mal : « Ôtez donc du milieu de vous l’homme mauvais » (1 Co 5, 13), ils ne font rien sans demander la permission du Seigneur comme les « fils du tonnerre » (Boanergès), (Mc 3, 17) : « Jésus (…) envoya, en avant de lui, des messagers ; ceux-ci se mirent en route et entrèrent dans un village de Samaritains pour préparer sa venue. Mais on refusa de le recevoir (…). Voyant cela, les disciples Jacques et Jean dirent : ‘Seigneur, veux-tu que nous ordonnions qu’un feu tombe du ciel et les détruise ?’ » (Lc 9, 54). Il y a toujours un risque de scandale en effet à laisser subsister le mal, une mauvaise exemplarité : « Parce qu’un jugement n’est pas immédiatement porté contre les méchants, les fils des hommes s’adonnent sans crainte au mal » (Qo 8, 11, Vulg).
- La tolérance
Jésus parle pour la troisième fois de supporter le mal. « Le Seigneur ne tarde pas à tenir sa promesse, alors que certains prétendent qu’il a du retard. Au contraire, il prend patience envers vous, car il ne veut pas en laisser quelques-uns se perdre, mais il veut que tous parviennent à la conversion » (2 P 3, 9). Dieu préfère que ses fidèles endurent le mal pour le plus grand bien de permettre à plus d’être sauvés. Le mal est un parasite, une absence d’un bien attendu, un vide ontologique. Il ne peut subsister sans le bien !
Quatre raisons évitent d’arracher les mauvais du champ de l’Église. Les bons sont mis à l’épreuve par les méchants : « il importe qu’il y ait des hérésies afin que ceux qui ont été mis à l’épreuve se mettent en évidence parmi vous » (1 Co 11, 19). Sans hérétiques, la science des saints ne se serait pas illustrée car en devant la combattre, l’Église put progresser dans la définition des dogmes. En déracinant trop tôt les méchants, on perdrait aussi beaucoup de bonnes choses. On peut se convertir et un mauvais peut devenir bon comme Saül-Paul. S’il avait été tué, nous aurions manqué l’enseignement d’un si grand maître. Certains semblent mauvais mais ne le sont pas en réalité. Dieu ne veut pas qu’ils soient ramassés avant leur maturité : « ne portez pas de jugement prématuré, mais attendez la venue du Seigneur, car il mettra en lumière ce qui est caché dans les ténèbres, et il rendra manifestes les intentions des cœurs » (1 Co 4, 5). Quand un puissant est déchu, il en entraîne plusieurs dans sa chute, telle la queue du dragon entraînant le tiers des étoiles pour les démons (Ap 12, 4). Abraham marchanda la destruction voulue par Dieu de Sodome : « loin de vous de faire une chose pareille ! Faire mourir le juste avec le coupable, traiter le juste de la même manière que le coupable, loin de vous d’agir ainsi ! Celui qui juge toute la terre n’agirait-il pas selon le droit ? » (Gn 18, 25).
Dieu tolère donc le mal, mais que pour un temps. « Laissez-les pousser ensemble jusqu’à la moisson » (v. 30) semble contredire « Ôtez donc du milieu de vous l’homme mauvais » (1 Co 5, 13) ou « fais entrer les gens de force (compelle intrare), afin que ma maison soit remplie » (Lc 14, 23). Faut-il laisser vivre les hérétiques se demandaient les médiévaux ? Si Chrysostome craignait que n’en ressortît de plus grands maux en les tuant, saint Augustin reconnaissait que beaucoup s’étaient convertis par la violence comme Paul qui produisit plus de fruits que tous ceux qui avaient cru volontairement. Au moins, il convient d’éviter leur poison : « quant à l’hérétique, après un premier et un second avertissement, écarte-le » (Tt 3, 10).
Conclusion : l’aboutissement
La moisson est la récolte des fruits espérés dès la semence. La récolte est double, ici-bas (« Levez les yeux et regardez les champs déjà dorés pour la moisson. Dès maintenant », Jn 4, 35) et au-delà, la moisson eschatologique (v. 39 : « la moisson, c’est la fin du monde »). Les serviteurs de la première moisson furent les apôtres (Jn 4, 37-38) mais les moissonneurs de la seconde seront les anges : « lance ta faucille et moissonne : elle est venue, l’heure de la moisson » (Ap 14, 15). À la fin : « il séparera les hommes les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des boucs » (Mt 25, 31), les sorts diffèrent entre bons et méchants pour que triomphe enfin la justice car « le pire de ce qui advient sous le soleil est que tous ont le même sort » (Qo 9, 3). Les mauvais sont attachés par la perpétuité des peines de l’enfer : « jetez-le, pieds et poings liés, dans les ténèbres du dehors ; là, il y aura des pleurs et des grincements de dents » (Mt 22, 13). L’ivraie liée (v. 30) indique l’égale peine, principale, du dam ou séparation définitive de Dieu. Les peines sensibles par le feu sont distinctes suivant les damnés. Si l’ivraie est cueillie pour être brûlée, même le blé fut vanné afin que rien de méchant chez les bienheureux ne restât dans le grenier éternel où rassemblés ils louent Dieu dans le repos éternel.