4e Épiphanie transf. (év. nef flots)

Homélie du 4e après l’Épiphanie transféré (3 novembre 2024)

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La barque de nos vie et de l’Église (Mt 8, 23-27)

Les enfants de chœur se battraient presque pour s’occuper de l’encensoir car nos garçons ont toujours aimé jouer avec le feu. À côté du thuriféraire vient le naviculaire qui tient la navette servant à recharger l’encens. Quel étrange nom : celui d’un petit bateau qui donne sa forme à l’objet ! Ne cherchent-ils pas là l’essentiel ? On pourrait symboliquement y voir le désir de s’agripper à la barque de l’Église, la nef des fous (das Narrenschiff de Brant), le seul esquif, aussi frêle soit-il, qui puisse nous sauver.

  1. Jésus embarqué sur la navette de nos vies bousculées
    1. La tempête de nos vies

Le Christ, pour traverser la mer de Galilée, monte dans une barque (navicula), métaphore de notre vie. Nous passons d’un rivage à l’autre. Nous entrons dans ce monde en naissant et passons dans l’autre monde en mourant. La traversée dure plus ou moins longtemps, marquée de souffrances et fragilité : « Le nombre de nos années ? soixante-dix, quatre-vingts pour les plus vigoureux ! Leur plus grand nombre n’est que peine et misère ; elles s’enfuient, nous nous envolons » (Ps 89, 10). Notre vie est chamboulée. La bourrasque est grande.

Face à l’immensité océanique, les marins ressentent avec acuité la fragilité de la vie. Si, à terre on peut se faire l’illusion de pouvoir la domestiquer ; en mer, l’homme est livré sans défense aux éléments à l’état brut. Les marins sont donc spontanément plus ouverts à Dieu : « O Dieu, qui savez qu’en raison de la fragilité humaine, nous ne pourrions subsister au milieu de tant de périls, donnez-nous la santé de l’âme et du corps, afin que grâce à votre secours, nous puissions surmonter ce que nous souffrons pour nos péchés » (oraison). Mais le plus grand des dangers n’est jamais la mort physique, qui peut arriver au meilleur des marins expérimentés comme Éric Tabarly, mais la mort de l’âme, si elle reste sous l’emprise du péché.

    1. Jésus, capitaine de la navette

Nous avons donc besoin de Dieu dans nos vies. Et Dieu ne nous abandonne pas. Avec Jésus Christ, le Fils de Dieu a pris une nature humaine par l’Incarnation et est entré dans la barque de l’humanité. Il ne reste pas extérieur à la tempête mais la traverse avec nous. Pourtant, Dieu dort ! Nous sommes parfois tentés de croire qu’il n’y aurait plus de capitaine à bord, que personne ne tiendrait le gouvernail de nos vies chahutées au point de croire que nous allons nous enfoncer en mer et périr. Sans doute, la pédagogie de Notre Seigneur Jésus Christ était-elle de nous laisser l’invoquer, le ‘réveiller’ afin de nous rappeler cette vérité essentielle : « en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 5) pour rabaisser l’orgueil humain, l’illusion de l’autosuffisance. Nelson Mandela s’illusionnait en citant le poème Invictus de William Ernest Henley « je suis le maître de mon destin, je suis le capitaine de mon âme », comme cet enfant qui arrache sa main de la poigne délicate mais ferme de son père car il veut faire à sa façon, court à l’échec en refusant d’apprendre tel le fils prodigue dans son désir d’indépendance par rapport à son père. Le Chrétien sait que Dieu seul tient la barre.

Job eut sa leçon d’humilité : « Où étais-tu quand j’ai fondé la terre ? Indique-le, si tu possèdes la science ! » (Job 38, 4). Car l’homme intente sans cesse un procès à Dieu : pourquoi y a-t-il la souffrance ou la mort de l’innocent ? pourquoi y a-t-il des gens qui vont en enfer ? Dieu, sans cesse accusé, est sommé de se justifier. À cela, il répondit : « qui donc a retenu la mer avec des portes, quand elle jaillit du sein primordial (…) ; quand je lui imposai ma limite, et que je disposai verrou et portes ? Et je dis : ‘Tu viendras jusqu’ici ! tu n’iras pas plus loin, ici s’arrêtera l’orgueil de tes flots !’ » (Job 38, 8-11). En commandant aux flots, Jésus révèle qu’il est Dieu, se référant à Job. Ils admirent, faisant face au miracle (ad mirum).

La peur humaine (timiditas < timor) peut nous relier à Dieu, comme le petit se tourne vers son père lorsqu’il a besoin d’être rassuré. Pourvu toutefois qu’elle n’empêche la véritable confiance en Dieu. L’Écriture même transpose le « Expergiscere o homo » (saint Augustin, discours 185) en ‘Expergiscere, o Deus !’, ‘Réveillez-vous, Dieu !’ : « Dans ta colère, Seigneur, lève-toi, domine mes adversaires en furie, réveille-toi pour me défendre et prononcer ta sentence » (Ps 7, 7) ou « Réveille-toi ! Pourquoi dors-tu, Seigneur ? Lève-toi ! Ne nous rejette pas pour toujours » (Ps 43, 24). Crions donc vers le Seigneur ! Espérons comme l’impératrice Zita : « Enfin la Providence fait les plans au lieu de moi, et je suis une fois de plus le Stölpsel [bouchon] qui nage sur l’eau, sans bien savoir où le voyage le mène » (lettre à sa sœur, Mère Marie-Bénédicte du 24 février 1953).

  1. Jésus dirige vraiment et toujours l’Église
    1. Une barque qui prend l’eau de toute part

« Souvent, Seigneur, ton Église nous semble une barque prête à couler, une barque qui prend l’eau de toute part » (cardinal Ratzinger, chemin de croix au Colisée, 25 mars 2005). Tout comme la barque de nos vies bien agitée par les flots, la barque de l’Église donne l’impression que le Titanic coule mais encore qu’on nous fait écouter l’orchestre pendant que nous nous enfonçons. Nos seigneurs les évêques ne prennent pas les mesures adéquates pour relancer l’Église sur ses bases doctrinales et sa liturgie traditionnelles qui ont prouvé leur capacité de résister à tout vent de fausses docrines comme avait dénoncé le futur pape durant la messe d’entrée en conclave (Missa pro eligendo romano pontifice du 18 avril 2005) : « Combien de vents de la doctrine avons-nous connus au cours des dernières décennies, combien de courants idéologiques, combien de modes de la pensée... La petite barque de la pensée de nombreux chrétiens a été souvent ballottée par ces vagues - jetée d’un extrême à l’autre : du marxisme au libéralisme, jusqu’au libertinisme ; du collectivisme à l’individualisme radical ; de l’athéisme à un vague mysticisme religieux ; de l’agnosticisme au syncrétisme et ainsi de suite. Chaque jour naissent de nouvelles sectes et se réalise ce que dit saint Paul à propos de l’imposture des hommes, de l’astuce qui tend à les induire en erreur (cf. Ep 4, 14). Posséder une foi claire, selon le Credo de l’Église, est souvent défini comme du fondamentalisme. Tandis que le relativisme, c’est-à-dire se laisser entraîner ‘à tout vent de la doctrine’, apparaît comme l’unique attitude à la hauteur de l’époque actuelle ».

Actuellement, le pape lui-même jette la confusion doctrinale et morale par une sorte d’appétit réformiste à tout va et brouillon, au lieu d’affermir ses frères dans la foi, ce qui constitue pourtant sa mission de droit divin. Certes Satan a réclamé sa part même chez les papes : « Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous passer au crible comme le blé. Mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères » (Lc 22, 31).

La prophétie des trois blancheurs de saint Jean Bosco serait-elle inadéquate ? Pas nécessairement. Le pape n’est pas l’une des deux colonnes auxquelles sont arrimées les navires de Dieu agités par la tempête mais bien le Très-Saint-Sacrement et la Très-Sainte-Vierge Marie. Ensuite, notre attachement au ministère pétrinien doit aller au-delà de la personne de tel ou tel pape. S’il devait errer, le devoir de tout chrétien serait d’utiliser contre lui le magistère pétrinien antérieur pour confondre l’erreur.

Risquons une analogie. Un couple ‘divorcé-remarié’ (sic) reproche à l’Église de ne pas bénir la seconde ‘union’ (sic) adultérine. Mais le prêtre n’est que le témoin privilégié de l’échange libre des consentements qui fait des époux le ministre du sacrement. Il ne fait alors jamais qu’office de mémoire vivante, rappelant que, par le passé, ils se sont déjà jurés fidélité jusqu’à la mort, mais avec quelqu’un d’autre, devenant polygames ! Face aux tentations hétérodoxes, contentons-nous comme Mgr Athanasius Schneider de faire mémoire de ce que l’Église a toujours et partout enseigné. Le nœud du problème est la conception moderniste d’un dévoilement progressif de la vérité, adapté aux différents temps, ce qui nie le principe de non-contradiction et la permanence du Christ car la vérité est la personne même du Fils de Dieu : « Jésus Christ, hier et aujourd’hui, est le même, il l’est pour l’éternité » (He 13, 8).

    1. Rester sur le bateau pour être sauvé

« Reste donc dans ce vaisseau, et prie Dieu » disait saint Augustin (Sermon LXXV sur Mt 14) faisant allusion à saint Paul lors de son dernier naufrage : « Si ces gens-là ne restent pas sur le bateau, vous ne pouvez pas être sauvés » (Ac 27, 31). En aucun cas, nous ne devons être tentés de quitter le navire comme des rats car nous ne pouvons être sauvés que sur ce bateau fait du bois de la croix du Christ. « Extra ecclesiam nulla salus » : en-dehors de l’Église, point de salut (seuls des cas rarissimes sont sauvés en-dehors de ses frontières visibles quand il n’y a pas de faute à ne pas avoir connu le Christ et que les païens ont vécu la loi naturelle). Ce n’est déjà pas si évident d’être sauvé sur le bateau le plus sûr, frêle esquif si cruellement agité par les flots, imaginez dehors ! Comment arriver facilement à bon port sans le baptême ?

Quant à nous, jouons le rôle de la vigie qui annonce le danger avant qu’il ne soit trop tard pour l’éviter. Cela relève du charisme de prophétie dont tout baptisé est revêtu. Prions aussi sans cesse pour la conversion de ceux qui nous dirigent et la nôtre. Offrons notre souffrance, comme sainte Catherine de Sienne, très frappée de cette fresque de la navicella par le Giotto dans l’ancienne basilique Saint-Pierre. Dans le temps très troublé du grand schisme d’Occident (1378-1417) où s’affrontaient deux voire trois papes, elle porta tout le poids des misères de l’Église de son temps le 29 janvier 1380, au soir d’une vie passée à vivre pour le doux Christ sur la Terre, qu’elle ramena d’Avignon à Rome. Si ‘Rome n’est plus dans Rome’ (Corneille, Sertorius, acte III, scène 1), soyons des âmes courageuses qui l’y ramène spirituellement ou l’y maintienne. L’Église sera toujours maintenue hors de l’eau pour exercer son ministère de salut car des âmes d’exception se sont offertes à Dieu, parfois dans l’intimité de l’oraison, pour expier et réparer, pour porter le poids du mal interne à l’Église. Critiquer est parfois un devoir, prier et se sacrifier l’est toujours. Qui sommes-nous, me direz-vous ? Et qui était sainte Catherine vous répondrai-je ! Une tertiaire dominicaine qui osa avec son bâton de pèlerin tancer le pape pour lui dire que le Christ voulait qu’il revînt de son exil avignonnais dans la Ville éternelle qu’il n’aurait jamais dû quitter. Dieu aime les petits qui s’abandonnent totalement à lui, qui sont donc plus malléables que ceux qui ont quelque chose à y perdre.

Conclusion

Espérons contre toute espérance (Rm 4, 18), car l’espérance sera notre ancre (He 6, 19). L’ancre stabilise le bateau au milieu des flots agités. Cette ancre nous relie non vers le fond des abysses mais vers le Ciel, ayant été jetée « au-delà du rideau, dans le Sanctuaire », à savoir par la Résurrection du Christ, au-delà de la mort qui ne triomphera pas. Parfois, Dieu fait couler des navires et ses élus sont jetés en-dehors du bateau et sont submergés comme Jonas et S. Paul (Ap 27, 10-44 et les trois naufrages de l’apôtre des gentils en 2 Co 11, 25). Mais c’est pour les faire revivre car si notre propre péché défigure aussi l’Église : « je le reconnais, c’est à cause de moi que cette grande tempête vous assaille » (Jo 1, 12), l’offrande souvent invisible de nous-mêmes contribuera à la faire renaître. Renouvelons notre confiance dans la Providence paternelle de Dieu et souvenons-nous (allusion à cette fameuse prière, le Memento) de saint Bernard : « Ô toi, qui que tu sois, qui dans cette marée du monde, te sens emporté à la dérive parmi orages et tempêtes, plutôt que sur la terre ferme, ne quitte pas les feux de cet astre, si tu ne veux pas sombrer dans la bourrasque. Quand se déchaînent les rafales des tentations, quand tu vas droit sur les récifs de l'adversité, regarde l'étoile, appelle Marie ! (…) Quand, tourmenté par l'énormité de tes fautes, honteux des souillures de ta conscience, terrorisé par la menace du jugement, tu te laisses happer par le gouffre de la tristesse, par l'abîme du désespoir, pense à Marie. Dans les dangers, dans les angoisses, dans les situations critiques, pense à Marie, crie vers Marie ! Que son nom ne quitte pas tes lèvres, qu'il ne quitte pas ton cœur, et pour obtenir la faveur de ses prières, ne cesse d'imiter sa vie ».

Date de dernière mise à jour : 03/11/2024