3e Carême (23/03 - jeûne)

Homélie du 3e dimanche de Carême (23 mars 2025)

Le jeûne

Si la pénitence figure parmi les trois piliers du Carême (avec la prière et l’aumône), sa pratique la plus courante est le jeûne (II-II, 147).

  1. Un jeûne vertueux

Le jeûne est une vertu car il est ordonné par la raison à un bien honnête se déclinant en trois avantages. D’abord, il réprime les convoitises de la chair (cf. 2 Co 6, 5-6) : « ’sans Cérès et Bacchus, Vénus reste froide’, ce qui veut dire que la luxure perd son ardeur par l’abstinence du manger et du boire ». Ensuite, le jeûne élève l’esprit plus librement à la contemplation des réalités les plus hautes comme Daniel reçut une révélation de Dieu après un jeûne de trois semaines (Dn 10, 3). Enfin, le jeûne permet de satisfaire pour le péché : « Revenez à moi de tout votre cœur, dans le jeûne, les larmes et le deuil ! » (Jl 2, 12).

Toutefois, pour que l’action soit vertueuse, les circonstances aussi doivent être bonnes, raison pour laquelle Isaïe rapportait « le jour où vous jeûnez, vous savez bien faire vos affaires, et vous traitez durement ceux qui peinent pour vous. Votre jeûne se passe en disputes et querelles, en coups de poing sauvages. Ce n’est pas en jeûnant comme vous le faites aujourd’hui que vous ferez entendre là-haut votre voix » (Is 58, 3-4). Au contraire, « le jeûne n’aime pas la verbosité, juge la richesse superflue, méprise l’orgueil, vante l’humilité, donne à l’homme de connaître sa faiblesse et sa fragilité » (saint Augustin).

La vertu étant dans le juste milieu, suivant la droite raison, et non pas dans la quantité. Ce serait exagéré et, partant, présomptueux ou orgueilleux que de supprimer tellement de nourriture que la nature ne puisse se conserver, comme si on se suicidait à petit feu : « il n’y a pas de différence si tu mets longtemps ou peu de temps à te tuer (…) Il offre en holocauste des biens volés, celui qui afflige son corps de façon immodérée par la trop grande privation des aliments ou le manque de nourriture ou de sommeil » (saint Jérôme) ! Il faut donc pouvoir accomplir convenablement son devoir d’état : « l’homme raisonnable perd sa dignité s’il fait passer le jeûne avant la charité, et les veilles avant la pleine possession de son esprit ».

Le jeûne relève de l’abstinence de nourriture, comme la sobriété des boissons, qui sont des parties de la même vertu de tempérance. Supporter les désagréments qui proviennent du manque des plaisirs du toucher (auxquels on ajouterait l’abstinence sexuelle), revient à la tempérance et à ses parties : or ce sont là les désagréments du jeûne et non pas de la force qui ne se rapporte qu’aux dangers de mort.

  1. Un précepte précisé par l’Église
  1. Lecture spirituelle

Comment comprendre : « Pouvez-vous faire jeûner les invités de la noce, pendant que l’Époux est avec eux ? » (Lc 5, 34) ? Aussi longtemps que le Christ était corporellement présent, il encourageait les apôtres par une certaine douceur plutôt qu’il ne les exerçait par les austérités, comme on dispense imparfaits et novices mais pas avancés ou parfaits (saint Jean Chrysostome). Le Seigneur affranchissait par la nouveauté de la grâce des anciennes observances de la loi mosaïque (saint Jérôme). Le jeûne de « l’humanité de la détresse » ne convient pas aux parfaits contrairement à celui de la « joie de l’esprit fixé sur les biens spirituels » (saint Augustin). Le carême convient naturellement à ce jeûne puisque les fautes sont remises par le baptême solennellement célébré dans la vigile pascale, mémoire de la sépulture du Seigneur : « par le baptême qui nous unit à sa mort, nous avons été mis au tombeau avec lui, c’est pour que nous menions une vie nouvelle, nous aussi, comme le Christ qui, par la toute-puissance du Père, est ressuscité d’entre les morts » (Rm 6, 4). Dans la fête de Pâques, l’esprit de l’homme s’élève vers la gloire de l’éternité inaugurée par la résurrection du Christ. Traditionnellement, l’Église ordonnait aux Quatre-Temps, un par saison, puisque le Seigneur rassasia de sept pains (les sept degrés de l’ordre) quatre milliers d’hommes. Ceux qui ordonnent, les ordinants et tout le peuple pour l’utilité duquel ils sont ordonnés se préparent trois jours par le jeûne à ces ordinations comme le Christ avant de choisir ses disciples (Lc 6, 12) : « Que convient-il que tu fasses, lorsque tu veux entreprendre quelque pieux ministère ? Le Christ, sur le point d’envoyer ses Apôtres, commença par prier » (saint Ambroise).

  1. Relève du droit ecclésiastique

Si chacun est tenu par la raison de pratiquer le jeûne, nécessaire pour obtenir les trois buts cités, la détermination du temps et du mode tombe sous le précepte du droit positif de l’Église. Si les commandements (de droit naturel et divin) sont nécessaires au salut, telles ne sont pas les commandements de l’Église (de droit ecclésiastique). Des empêchements lèvent l’observance du jeûne. Les enfants ne jeûnent pas à cause de la faiblesse de leur nature (besoin d’une nourriture fréquente par petites quantités) et de leur croissance par le surplus des aliments (jusqu’à 21 ans pour saint Thomas mais 16 ans actuellement vu l’assouplissement). Ils doivent cependant s’exercer à la mesure de leur âge (réduire le temps pour des dessins animés, supprimer du chocolat ou des biscuits). Le voyageur ayant besoin de forces et le travailleur doivent pouvoir œuvrer et peuvent l’adapter. Les pauvres disposant d’un repas suffisant ne sont pas dispensés au contraire des mendiants recevant morceau par morceau.

Pourquoi 40 jours de jeûne quadragésimal ? Saint Thomas cite saint Grégoire : « le décalogue reçoit son accomplissement des quatre évangiles ; mais dix multiplié par quatre égale quarante (…). Nous subsistons par quatre éléments [eau, feu, terre et l’air] dans ce corps mortel par la volonté duquel nous nous opposons aux commandements du Seigneur reçus dans le décalogue. Il est donc juste que nous affligions cette même chair pendant quatre fois dix jours (…). Nous nous efforçons d’offrir ainsi à Dieu la dîme des jours. En effet, puisque l’année comprend 365 jours, nous nous affligeons pendant 36 jours ». Manque toutefois le raccourci qu’est la vie du Christ de toute l’histoire sainte d’Israël. Les 40 ans d’errance des Hébreux au désert avant la Terre Promise sont ramenés à 40 jours de prière avant sa vie publique qui nous conduit à la vraie patrie, le Ciel auprès du Père éternel. La quarantaine est omniprésente dans la Bible : 40 jours de déluge avant que Noé n’ouvrît la fenêtre de l’arche ; Élie marcha vers l’Horeb 40 jours, Moïse resta 40 jours en présence de Dieu, au Sinaï, les 12 éclaireurs envoyés par Moïse parcoururent 40 jours Canaan, David vainquit Goliath le 40e jour. Ainsi le peuple de Dieu est-il sauvé des Philistins par un messie, homme providentiel qui ne répond pas aux calculs humains, comme le Christ ne fut pas accueilli parmi les siens. David, l’ancêtre de Jésus, et son fils Salomon régnèrent 40 ans (7 à Hébron et 33 à Jérusalem pour le premier), le temps qu’il faut pour façonner le cœur humain par Dieu, travail de longue haleine mais qui nous conduit au Ciel (Ascension 40 jours après Pâques, comme l’invention de la Croix glorieuse l’est 40 jours après la Transfiguration : 6 août – 14 septembre).

  1. Un certain laxisme moderne ?

La discipline du jeûne a largement évolué. Le jeûne eucharistique fut réduit drastiquement : de minuit la veille (CIC [1917]) en se privant de toute nourriture solide ou boisson à l’exclusion de l’eau en 1953 (Christus Dominus) mais pas moins d’1h avant. En 1957 (Sacram Communionem), Pie XII diminua encore à 3h avant pour la nourriture et 1h pour les boissons non-alcoolisées, sauf l’eau, discipline retenue par la fraternité sacerdotale Saint-Pie X de Mgr Lefebvre. En 1964, Paul VI la réduisit à 1h en petites quantités (cf. CIC [1983] mais avant la communion, pas avant la messe !), voire un quart d’heure pour les malades, les soignants et leur entourage (1973, Immensæ caritatis) ! Cela revient à le supprimer vu qu’on communie environ 45 minutes après le début de la messe et qu’il faille le temps de se rendre à l’église ! De même, le jeûne de carême fut réduit à deux jours seulement pour les fidèles entre 15 et 59 ans par un repas complet et deux collations légères (au lieu d’un seul repas) les Mercredi des Cendres et Vendredi Saint en plus de l’abstinence de viande (mais pas de produits laitiers) tous les vendredis de l’année (hors solennités) (CIC 1251-1252). Pour saint Thomas : « l’homme peut à la fois contenter la nature, et réduire la convoitise en diminuant la fréquence des repas. C’est pourquoi, dans sa modération, l’Église a décidé que ceux qui jeûnent mangeraient une seule fois par jour ». Mais les médicaments ne rompent pas le jeûne !

À l’époque de Saint Thomas (1266-1273), l’unique repas était pris vers 15h30 car le concile de Chalcédoine (451) disposait que « pendant le carême, on ne doit aucunement considérer que l’on jeûne si l’on mange avant la célébration de l’office de vêpres » qui, en Carême, suit none (15h). « Cette heure convient aussi au mystère de la passion du Christ, qui s’est accomplie à la neuvième heure (…). Ceux qui jeûnent en affligeant leur chair se conforment à la passion du Christ : ‘Ceux qui sont au Christ Jésus ont crucifié en eux la chair, avec ses passions et ses convoitises’ (Ga 5, 24). C’est pourquoi, afin qu’en jeûnant on éprouve quelque désagrément en expiation de ses fautes, il est convenable de fixer l’heure du repas à la neuvième heure ». Naturellement, il n’est pas évident de faire une pause à ce moment lorsqu’on travaille aujourd’hui ! Mais l’Aquinate prévoyait cette souplesse (art. 7, ad 3).

Les musulmans n’ont qu’un jeûne diurne durant leur mois de Ramadan qui s’inspire des Juifs (Lv 23, 32) mais ils se goinfrent à la tombée de la nuit et remange avant le lever du soleil, à tel point que le panier de courses augmente, tout comme leur poids ! Tout se limite à l’extériorité rituelle mais rien n’est intime ou spiritualisé. L’ancienne discipline médiévale prohibait viande, œufs et laitages et elle est conservée chez les orthodoxes (incluant même huile, graisses végétales et boissons alcooliques). La raison invoquée est dépassée par la médecine actuelle mais établit un intéressant lien entre plaisirs de la table et sexuels. Mais on dispensait généreusement, à tel point que les Normands achetèrent l’exemption du beurre par des dons qui permirent d’ériger la tour droite de la façade de notre cathédrale.

Date de dernière mise à jour : 24/03/2025