Homélie du 3e dimanche après l’Épiphanie (26 janvier 2025)
Avoir une grande foi pour être sauvé (les deux guérisons)
- La guérison par contact du lépreux juif
Dieu ne s’adresse jamais anonymement à une foule, simple arrière-fond (ἠκολούθησαν αὐτῷ ὄχλοι πολλοί) quand elle n’est pas un obstacle (Mt 20, 31). Comme dans Le petit prince de Saint-Exupéry où le renard veut être apprivoisé : « Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde… (..) - Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m’ennuie donc un peu. Mais, si tu m’apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent des autres. Les autres pas me feront rentrer sous terre. Le tien m’appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain, le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c’est triste ! Mais tu as des cheveux couleurs d’or. Alors, ce sera merveilleux quand tu m’auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j’aimerai le bruit du vent dans le blé… ». Apprivoiser signifie rendre l’autre unique, comme Dieu fait avec nous. Il entend nous distinguer de ce tohu bohu informe (תֹ֙הוּ֙ וָבֹ֔הוּ, cf. « la terre était informe et vide » en Gn 1, 2) et établir avec chacun d’entre nous une relation interpersonnelle comme avec les deux protagonistes de cet extrait. « Cor ad cor loquitur » (un cœur parle à un autre cœur pour saint John Henry Newman). Dieu ne compte que jusqu’à un.
L’évangile présente un contraste entre la guérison physique d’un lépreux et une purification spirituelle (καθαρίσαι). La lèpre n’est que symbolique du péché qui, justement, contrarie la relation à Dieu. Non pas que la lèpre prouverait une punition divine, un rejet de Dieu. La guérison de l’aveugle-né l’a assez montré (Jn 9, 2-3). Au-delà du miracle qui monopolise toujours trop notre attention, la foi du lépreux permet cette relation : il se place dans un rapport de piété et de crainte de Dieu. Tout d’abord, le lépreux fait la proskynèse, se prosterne (προσεκύνει) devant Jésus, comme devant Dieu seul. L’habitude orienta, reprise par les Byzantins, est mauvaise. Depuis les Macédoniens, après son expérience mystique en Égypte dans l’oasis de Siwa en 331 av. JC qui confirma son statut de pharaon, Alexandre le Grand croyait à son ‘origine divine’ comme fils d’Amon. Mais d’après la Bible, on ne devrait se prosterner que devant Dieu, geste de l’ordination diaconale ou sacerdotale ou d’une profession religieuse. Ensuite, le lépreux subordonne sa demande à la volonté divine : « Seigneur, si vous voulez, vous pouvez me guérir ». Il est humble, mais confiant, et avec le don de l’Esprit Saint qu’est la piété, il a l’audace de tout attendre de Dieu, Père aimant qui envoya son Fils pour nous sauver. Il imite le Christ qui se soumet parfaitement à la volonté du Père : « Cependant, non pas comme moi, je veux, mais comme toi, tu veux » (Mt 26, 39). Enfin, il devait apporter une offrande (τὸ δῶρον), propre d’un don religieux. Il fait donc bien remonter à Dieu, à la nature divine du Christ, ce miracle avec tout ce qu’il a de gratuit, de surabondance car rien n’est jamais dû par Dieu ! Ce martyre (εἰς μαρτύριον) sera un témoignage auprès des prêtres juifs, ennemis du Christ, qui ont ainsi une chance de se laisser, eux aussi, toucher, car ils ont vu les œuvres que seul Dieu peut accomplir. Ils devraient reconnaître sa divinité et messianité par nature !
Jésus toucha le lépreux en étendant sa main. Ce contact physique était impensable dans la loi mosaïque en raison de la contagion possible comme chez saint Damien de Veuster ! Mais l’amour de charité dans la loi évangélique rend vaines toute les prescriptions de pureté qu’implique toutes autres fausses religions et surélève la révélation mosaïque à un stade plus spirituel : « Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans la bouche passe dans le ventre pour être éliminé ? Mais ce qui sort de la bouche provient du cœur, et c’est cela qui rend l’homme impur » (Mt 15, 17-18). L’impératrice Zita rapporte d’ailleurs cette anecdote après ses tournées, enfants pour soulager les pauvres : « Le soir, quand nous rentrions de notre tournée, souvent épuisées, nous devions toujours nous nettoyer à fond et, suivant la consigne de notre mère, désinfecter nos cheveux à l’alcool et changer de vêtements. C’était là une mesure préventive à l’égard de nos frères et sœurs plus jeunes. Au demeurant, quand nous prenions ce nettoyage trop au sérieux, notre mère avait coutume de dire : ‘Ça suffit maintenant ! La charité est le meilleur remède contre les risques de contagion !’ » (Feigl, p. 68-69).
- La guérison à distance du fils du centurion
Le premier miracle s’adressait à un Juif puisque le Christ le renvoya à la loi de Moïse. Mais le second, avec le centurion, élargit la volonté salvifique de Jésus aux païens. Le Sauveur se trouvait dans sa région méprisée des Juifs pour son peuplement mêlé, la Galilée des Nations, à Capharnaüm, « village de la miséricorde ». Un officier subalterne commandant une troupe de cent hommes (un capitaine avec une compagnie) vint voir Jésus pour qu’il guérisse son fils (grec (ὁ παῖς μου) et araméen (mon garçon) ne doivent pas être déformés par ‘mon serviteur’). Ce second miracle repose sur la foi mais est plus impressionnant puisqu’il s’opéra à distance, sans contact physique entre le Christ et le fils paralysé perclus de douleurs.
Si le lépreux avait adoré le Christ physiquement en se prosternant devant lui, le centurion le fit spirituellement en se reconnaissant indigne (οὐκ εἰμὶ ἱκανὸς). Cette insuffisance, inadéquation, indignité, montre le hiatus entre Dieu et la créature bien sûr, métaphysiquement, mais tout autant moralement par l’abîme du péché qu’est venu combler la croix. Le centurion professe une grande foi. La parole performatrice de Dieu qui avait créé le monde est capable de guérir à distance car tout obéit à son commandement, dans une confiance filiale à celui qui peut tout. Finalement il confessait ce qu’affirmait l’ange à la très sainte Vierge Marie à l’Annonciation : « Car rien n’est impossible à Dieu » (Lc 1, 37).
Ce toit (στέγην) qui n’est pas digne d’abriter le Fils de Dieu rappelle le toit enlevé par les porteurs du paralytique (Mc 2, 4) et la foi qu’ils exprimaient ainsi contre pour le déposer au pied de Jésus quand la foule empêchait l’accès par la porte. Une foi à transporter les montagnes (1 Co 13, 2, cf. Mc 11, 22-23). À Rome le Panthéon païen d’Agrippa (-27 av JC) reconverti en église Sancta Maria ad Martyres possède un toit ouvert en son sommet d’un large diamètre (8,7 m sur 43,3 m, soit une proportion de 20%). Cette coupole symbolise merveilleusement l’ouverture de l’âme vers Dieu, la transcendance mise en nous à la création de notre âme quand nous fûmes conçus. Les hommes peinent bien souvent en refermant cette ouverture verticale qui fait retomber leurs forces vers le bas, comme une clé de voute gothique le ferait vers les piliers et arcs-boutants. Et l’homme retourne ainsi au néant de ses propres forces.
La guérison que fait Jésus implique une totalité du composé corps et âme de l’homme, le démontrant comme celui qui restaure la Création déchue au péché originel (ἰαθήσεται < ἰάομαι, distincte de θεραπεύσω). Les malades étaient normalement amenés voire apportés jusqu’à Jésus. Une seule fois, pour la fille de Jaïre, il se déplaça (Mt 9, 18-26). Et voilà qu’un étranger osa lui demander de pénétrer dans la demeure d’un païen ? « Et tu attends que moi [Juif], je pénètre dans ta maison ? ». Le v.7 est plus une interrogation sous-entendant la réponse similaire à la Syro-Phénicienne (Mc 7, 27) : « Laisse d’abord les enfants se rassasier, car il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens ». Le « moi » de Jésus, inutile grammaticalement, implique qu’il pourrait envoyer un serviteur comme Élisée, qui ne se déplaça pas lui-même, pour indiquer au général syrien Naaman (2 R 5, 10-11) comment guérir de sa lèpre (et Jésus s’y réfère en Lc 4, 27). Mais la réponse du centurion (ἐγὼ ἄνθρωπός εἰμι ὑπὸ ἐξουσίαν) qui commence aussi par « moi » établit une analogie entre eux deux sur l’autorité : toi et moi sommes similaires car nous obéissons : toi au Père, moi au général. Et nous avons des subordonnés qui nous obéissent et font ce qu’on leur demande. Mais surtout, métaphysiquement, tu es Dieu et tu guéris par ton être même (ex-housia) de bonté qui cherche à se prodiguer (bonum diffusivum sui chez saint Thomas).
« Chez personne je n’ai trouvé une telle foi en Israël » (Mt 8,10). En acceptant la différence entre Israël et les païens, et en croyant à l’universalité de l’autorité de Jésus, le centurion se démarque des foules juives qui ont suivi Jésus depuis le sermon sur la montagne (Mt 8,10). Car ces dernières ont reconnu que Jésus détenait une autorité (Mt 7,29) et ont bénéficié de ses miracles par un seul mot (Mt 8,16) au point que le Christ loua la foi de certains juifs. Mais ils n’ont en aucun cas cru en l’universalité de la mission de Jésus. La particularité de la foi du centurion de Capharnaüm par rapport aux foules juives réside dans sa confiance que le salut apporté par Jésus va au-delà d’Israël pour atteindre les païens.